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nomsdefleurs

31 décembre 2014

bâton de joie

I.

Le bâton avec sa patience circonflexe attend au coin de l'appartement, l'angle le plus oublié et le plus visible, près de la porte, sous le compteur électrique... Enfermé maintenant dans un large étui noir beaucoup trop grand pour lui, il trompe son ennui en tentant quelque conversation avec la grossière tringle qui lui tient compagnie. Mais la grosse n'a rien à dire, trop jeune entre des mains, elle connaît peu de choses... Las, pense-t-il, comme loin le temps où j'emmenais deux ou trois par semaine la fille à son jardin idéal pour chercher dans la danse des ombres sur la façade, à droite de l'arbre en entrant, la justesse des mouvements adroits maladroits du taolu... Depuis ce temps-là déjà, il a failli une fois disparaître, oublié par elle à la porte d'en-bas, kidnappé aussitôt par les mains d'un jardinier d'appartement, puis, heureusement, après d'âpres négociations, rapporté à son coin. Elle l'avait oublié en bas, oui, l'indigne, mais comme encore elle l'aimait en ce temps-là (de l'appartement du dessous où j'étais séquestré j'ai entendu sa main glisser dans le vide, le cri silencieux provoqué par mon absence, le séisme qui bouleversa son esprit...) Si contente de le retrouver ils étaient retournés ensemble quelque fois au jardin idéal et dans d'autres lieux moins idéals, au-dessus de la Seine, pour s'exercer en compagnie. Puis l'été passé au coin, l'automne sans automne, l'étouffement dans l'étui, l'arrivée d'une drôle de concurrente prétendument vietnamienne, en vérité sans langage.

Ce n'était pas à cause de la tringle qu'il ne sortait plus de l'étui. Ce n'était pas non plus à cause d'un soleil dont les rayons seraient devenus trop rares - je sais que le soleil a baigné de sa lumière septembre, octobre, novembre...- ce n'était pas même à cause de cette maladie qu'on appelle travail et qui engonce le corps dans l'espace étriqué de lui-même, non, c'était bien pire encore. Le jardin idéal avait disparu. Oui. Et avec lui l'arbre, les ombres sur la surface blanche, le tao, la fille malhabile et le bâton grâcieux qui s'exerçaient là secrètement au vu de qui voulait voir tous les matins ensoleillés du monde... Le quotidien d'un songe. Las, se rappelait le bâton, le gardien du square qui appelait la fille "la fille qui fait des câlins aux arbres" avait bien prévenu que ce morceau idéal de jardin mal coiffé et sans forme dont nous avions pour une raison étrange la jouissance parfaite était voué à disparaître... Les dernières fois il y avait des signes déjà. Elle n'avait pas voulu voir le travail en cours. Elle avait préféré ne plus y aller. Un jour elle était passée devant : sur la surface bétonnée s'élevait un terrain de basket qui occupait toute la superficie, le bâtiment aux ombres semblait emprisonné derrière, et les buissons de rosiers dont je n'ai jamais parlé, et l'arbre, l'arbre, ô mon arbre... C'est très bien pour les jeunes un terrain de basket, fallait-il penser devant la laideur du terrain et derrière l'irrationnelle tristesse, sans doute une idée municipale pour leur passer l'envie des incivilités noctures. 

Maintenant c'était difficile de passer sereinement par cette rue. C'est con hein, pensait le bâton, comme le bonheur s'attache à un lieu. On ne sait plus où aller, on ne va plus nulle part en amoureux, on reste dans son coin, on ne sort qu'en salle, et encore, c'est plutôt la tringle qui sort... et je m'en fous, pensait le fier bâton, je ne suis pas un bâton de gymnase, je suis un bâton de bonheur...

 

II.

La nuit mal dormie mais lue (méditations mâtines sur les saintes du scandale), sommeil tardif, le soleil cueille le réveil, il est tard déjà, et froid d'hiver, et le monde très fort appelle. Il n'y a pas d'hésitation. Les vêtements chauds posés par couches, un verre d'eau, vite, le soleil attend, sortir la tringle de l'étui et la poser nue au coin, ne garder que l'autre, le bâton de kung fu au parfum idéal... Où irons-nous? Nous tapir dans l'ombre discrète d'un terrain de basket? C'est la première direction, guidée par le souvenir. Non, dit la fille, non, dit le bâton, le bonheur n'appartient pas qu'à un lieu, nous irons le prendre plus loin, sur le haut sommet de Mocquesouris ou ailleurs, qu'importe...

Le prendre, le trouver, le creuser dans l'instant, le laisser sourdre de nous au soleil dans le froid, se glisser dans le sillage de nos mouvements malagiles, ce bonheur léger et profond qui aime la joie du tao au soleil mais disparaît comme un papillon dès qu'on en a prononcé trois fois le nom.

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